7.
Songes et réalité
Sa silhouette avait la finesse d’un drap et pourtant il abritait tout un monde de ténèbres. Son corps était une porte vers l’au-delà, une terre sans vie, aride et obscure, abritant son âme.
Et ainsi séparé, son être avait tout du monstre.
Rapide, puissant, impitoyable.
Le Raupéroden filait d’arbre en arbre, entouré par son manteau de brume et son escorte d’échassiers.
Il avait fait taire l’orage et progressait moins vite mais avec plus de discrétion. Ses membres claquaient au vent tandis qu’il changeait sans cesse de direction.
Il se rapprochait, il le savait.
Le garçon était tout proche.
Il pouvait presque le flairer.
L’âme du Raupéroden tournoyait sur elle-même, au cœur de cette lande de roche noire, excitée, impatiente.
Il fallait établir le contact, le localiser.
Le Raupéroden se concentra. Quelque part, dans ce territoire qui était le sien, se trouvaient des puits bourdonnants, des trappes vers des plans éloignés, des passages vers des formes différentes de conscience et d’inconscience. Il chercha celui qui affleurait la réalité du monde, cette couche fragile et invisible qui reliait chaque être non par ce qu’il sait, mais par ce qu’il ignore. Un minuscule fil, impalpable, comme un tourbillon s’échappant de la face cachée de son esprit.
L’inconscient de tout être était constitué d’un réseau fait d’ombres et de désirs refoulés. De tabous.
Le Raupéroden plongea son âme dans ce maillage complexe et sonda, plus vif qu’un courant électrique dans un câble, tout ce qui circulait.
Les rêves et les cauchemars étiraient leurs formes jusqu’à prendre assez d’élasticité pour fuir hors du rêveur, pour se répandre, parfois même se partager avec d’autres.
Le Raupéroden fouillait ces bribes de rêves, ces scories de pensées, se précipitant vers chaque image, chaque mot qui flottait sur ce plan.
Cela lui prit un long moment pour sentir qu’il se rapprochait de Matt. Le garçon dormait, et il rêvait. Il était là, tout proche, il pouvait presque percevoir la saveur si caractéristique de ses rêves.
Et tout d’un coup, il fut là.
Le Raupéroden identifia le tourbillon qu’il traquait et le remonta, lentement, tout doucement, pour ne pas risquer de réveiller le garçon.
Puis il fut sur le seuil de son âme.
Faite de deux formes siamoises.
Sa conscience brillait d’une lueur palpitante, sur un rythme calme, en partie inactive. L’inconscient, lui, émettait au contraire une lumière puissante, en mouvement, puisant dans sa jumelle endormie une énergie qu’il transformait pour s’alimenter.
Le Raupéroden s’insinua à l’intérieur, il n’avait plus de temps à perdre, il ne fallait surtout pas que le garçon lui échappe.
Il était à deux doigts de lire enfin ses pensées.
L’inconscient réagit à la présence étrangère par des flashes violents qui altérèrent aussitôt les rêves du garçon.
Le Raupéroden sut qu’il devait agir vite.
Il enfonça ses sondes, comme autant de forets perçant la matière cérébrale, et se mit à sucer les informations.
Le garçon cauchemardait à présent.
Il pouvait voir le Raupéroden l’encercler.
Prêt à l’absorber.
Le Raupéroden réussit à obtenir ce qu’il cherchait. Le garçon était localisé, il mémorisait le chemin qu’il avait suivi.
D’autres pensées se bousculaient mais il ne parvenait pas encore à les lire.
Cheveux blonds… garçon à la peau noire… animal hirsute…
Un flash surpuissant repoussa le Raupéroden et, brusquement, l’inconscient du garçon baissa en intensité tandis que sa conscience s’illuminait.
Une explosion de lumière l’aveugla, douloureuse, et brutalement l’âme du Raupéroden fut repoussée dans le puits, renvoyée dans son monde froid et inhospitalier.
Matt sursauta et aspira un grand bol d’air, la gorge sifflante, la sueur aux tempes.
Pendant les premières secondes du réveil, il chercha où il était.
Et en même temps que lui revenait le souvenir de cette forêt, jaillissait celui du Raupéroden dans son sommeil.
Non seulement la forme noire qui l’avait encerclé en murmurant, mais aussi sa nature abominable : une créature capable de percer la barrière de son crâne pour venir lire dans son cerveau.
Matt comprit ce qui venait de se passer et surtout ce que cela impliquait.
Il faisait encore très sombre, mais une lueur bleutée parvenait depuis les cimes lointaines. Le soleil allait se lever.
Tout autour du campement, le brouillard formait un nid blême dont Matt n’aurait su dire s’il fallait le craindre ou s’en féliciter car il les dissimulait.
Il tendit la main vers Tobias, puis vers Ambre, pour les réveiller.
— Il nous a retrouvés ! dit-il tout bas.
— Quoi ? Qui ça ? fit Tobias tout ensuqué.
— Lui… Le… Le Raupéroden.
Cette fois Tobias se redressa, parfaitement lucide.
— Tu en as rêvé ?
— Oui. Et cette fois, il… C’était différent.
— Comment ça ? voulut savoir Ambre.
Matt s’assit dans son duvet qu’il remonta jusqu’à son cou pour se protéger de la fraîcheur du petit matin.
— Je crois qu’il a pris moins de précautions que d’habitude, je… je ne sais pas l’expliquer mais c’était comme s’il était pressé, ou peut-être inquiet de ne pas pouvoir établir le contact, il s’est précipité.
— Tu veux dire que tu l’as senti… en toi ? demanda la jeune fille.
— Oui, c’est ça. Tobias, tu avais raison, il y a un lien entre mes rêves et le Raupéroden, il s’en sert pour nous atteindre. Il sait où nous sommes. Il se rapproche.
Matt fronça les sourcils.
— Ça ne va pas ? s’inquiéta Ambre.
— Si… C’est… Je crois qu’en allant trop vite, il a laissé quelque chose d’ouvert, je… Pendant qu’il me… fouillait, j’ai aussi pu voir des choses en lui. Son cœur, ou plutôt ce qui ressemble à son âme, elle n’est pas dans le même monde que nous, il la porte en lui, son corps est un passage vers cette âme qu’il cache. Vers un endroit… C’est… c’est flippant ! On dirait une sorte de purgatoire, où les gens peuvent être enfermés, ils sont enchaînés à lui, ils le servent, et il se nourrit d’eux.
— Il t’a laissé voir tout ça ? s’étonna Tobias.
— Non, il ne l’a pas fait exprès, j’ai même le sentiment qu’il l’ignore. En tout cas il n’y a pas une seconde à perdre, il faut se mettre en route, il est sur nos talons.
— Encore loin ? interrogea Ambre.
— Je ne sais pas, peut-être un jour ou deux, je n’arrive pas à comprendre ce que j’ai pu ressentir, c’était une sorte de câble entre nous, et nous pouvions plonger l’un dans l’autre. Une sensation très désagréable.
— Tout de même, j’aimerais bien savoir ce qu’il peut bien te vouloir ! avoua Tobias.
— Rien de bon, j’en ai peur.
Matt fit la grimace et se leva, en caleçon. Ambre tourna la tête. Il sauta dans son jean, enfila son pull et cette fois mit son gilet en Kevlar avant de manger quelques céréales qu’ils avaient emportées. Ambre s’habilla directement à l’intérieur de son duvet.
— Je commence à en avoir marre de ces céréales, pesta Tobias, elles sont déjà toutes molles, et puis les dates seront bientôt dépassées, faudrait pas tomber malade !
— C’est toi qui dis ça ? releva Ambre en se brossant les cheveux. D’habitude tu es prêt à manger n’importe quoi !
— Oui mais là ce sont des céréales ! Le petit déjeuner c’est important !
Ambre pouffa.
— Ne t’en fais pas, si tu veux mon avis, tu ne risques rien.
Matt se dépêcha de se brosser les dents, ne sachant quand il retomberait sur une source d’eau potable, il se rationna et se rinça la bouche avec une seule gorgée. Puis il rassembla ses affaires et referma son sac à dos.
Une fois Plume sanglée de ses sacoches, tout le groupe put repartir pour une nouvelle journée.
Aujourd’hui, ils le savaient, ils allaient pénétrer dans le cœur de la Forêt Aveugle.
L’Alliance des Trois franchissait une colline couverte de cèdres plus hauts que des immeubles de New York, et dont la circonférence dépassait les trente mètres. Il se dégageait de ces masses spectaculaires un parfum légèrement amer, pas désagréable.
Le brouillard s’était dissipé au fil des heures.
Mais une difficulté en remplaçant une autre, depuis la fin de matinée le trio devait veiller à ne pas se prendre les pieds dans les ronces ou sombrer dans quelque trou tant la lumière du jour s’affaiblissait, prisonnière du plafond végétal.
Ils parvenaient au sommet d’une butte quand Plume, en tête, s’immobilisa et émit un bref aboiement surpris en levant la gueule.
Si la végétation leur avait, jusqu’à présent, semblé démesurée, cette fois ils en restèrent abasourdis.
Ils se tenaient au pied d’un rempart titanesque.
Les racines des arbres s’emmêlaient en une nasse de gigantesques vers inertes grimpant à plus de cent mètres. Au-dessus partaient les troncs colossaux, dont les branchages se perdaient dans le ciel.
L’Alliance des Trois semblait miniaturisée, pas plus grands que des fourmis.
— J’ai l’impression d’être au pied d’une montagne, souffla Ambre, pleine d’une déférence craintive.
— Cette forêt a l’air si… énorme ! On dirait qu’elle est là depuis la nuit des temps ! ajouta Tobias.
Plume elle aussi la contemplait avec un respect mêlé de peur.
Lorsque Matt avança sans un mot pour y pénétrer, la chienne émit une longue protestation à son attention.
L’adolescent guida le groupe vers ce qui ressemblait à un passage entre les hautes racines. Ils durent en escalader plusieurs pour franchir des paliers et enfin s’enfoncer dans la Forêt Aveugle.
Ils n’avaient pas parcouru un kilomètre que la lumière du jour disparut. Le paysage face à eux était plongé dans un noir d’encre.
Tobias sortit son champignon lumineux et le planta au bout de son bâton de marche.
— Tu devrais porter ton arc, l’avertit Matt.
— Il me fait mal, la corde frotte contre mon épaule à chaque foulée.
— On te coudra une pièce de cuir sur l’épaule ce soir, si tu veux, mais ce lieu ne me dit rien qui vaille, je pense qu’il serait plus prudent que tu sois armé.
Tobias approuva à contrecœur et prit son arc et son carquois sur le dos de Plume. Se tournant vers Ambre, Matt demanda :
— Au fait, as-tu une arme ?
— J’ai ce poignard que j’ai pris sur l’île lors de notre départ.
— C’est tout ?
— C’est déjà assez, de toute façon je ne sais même pas m’en servir, nous formons un binôme avec Tobias, ne l’oublie pas.
— Je sais mais… Je préfère que nous soyons prêts. Au cas où.
— Ne t’en fais pas, dit-elle en lui posant une main amicale sur le bras avant de repartir.
Tobias s’approcha d’elle et, après une longue hésitation, il lui chuchota :
— C’est quoi un binôme ?
— Un groupe formé de deux partenaires.
— Ah.
Tobias parut un peu déçu, comme s’il s’était imaginé quelque chose de plus excitant.
Ils progressaient dans un labyrinthe d’écorce, passant sous les arches naturelles de souches énormes ; ils gravissaient des murs de bois, franchissaient des cuvettes insondables sur un tronc renversé, et durent même ramper dans un boyau humide sous une racine si volumineuse qu’elle était infranchissable à moins de se lancer dans une escalade dangereuse.
Après trois heures à ce rythme, éreintés, ils firent enfin une pause pour se désaltérer. Ce qui les surprenait le plus était de trouver également toute une végétation à leur taille : des champs de fougères, d’arbustes et de buissons. Et au-dessus, ces colosses comme les piliers de quelque palais des dieux.
La forêt résonnait de bruits particuliers, des ululements lointains, des cris aigus provenant des hauteurs, des plaintes graves semblables à celles de baleines, ou des ricanements de singes. Pourtant, s’ils apercevaient de temps à autre une petite ombre sautant de branche en branche ou une autre s’envoler, jamais ils ne virent distinctement d’animaux. Le champignon de Tobias ouvrait un cône de moins de dix mètres de circonférence, tout le reste n’était qu’un mur de ténèbres bruyantes ; ils avaient le sentiment d’évoluer au fond d’un abysse.
Matt consultait sa boussole régulièrement, craignant de dévier du bon chemin, et l’absence de repère temporel commençait à l’embarrasser. Comment sauraient-ils quand il serait temps de manger, de dormir ? Fallait-il faire confiance à leur corps ?
Matt se rassura en se répétant qu’ils s’habituaient peu à peu à ce rythme, au fil des jours. À l’instinct, ils sauraient quand s’arrêter.
Une lueur apparut soudain, à travers les frondaisons basses. Blanche et relativement intense.
— Vous croyez que des gens habitent ici ? s’enhardit Tobias.
— Va savoir…, fit Matt.
— Non, trancha Ambre. Et je propose qu’on la contourne.
— Ça pourrait être une source d’éclairage supplémentaire pour nous, contra Matt.
— Ou un danger de plus !
— Je vote pour qu’on s’en approche. Et toi Tobias ?
— Euh… Je sais pas. Oui, d’accord, on jette un œil et si ça craint, on fait le tour.
Ambre soupira et leva les mains au ciel.
— Pourquoi je fais équipe avec deux mecs !
La lueur n’était pas si proche qu’ils l’avaient cru, et lorsqu’ils l’atteignirent enfin, ils furent surpris de découvrir une minuscule clairière de terre, et ce qui ressemblait à une lanterne suspendue à dix mètres de hauteur.
Sa lumière dévoilait les premières branches, des feuilles de taille normale, et Matt supposa qu’elles grossissaient à mesure que la branche prenait de l’altitude. Au sommet, chaque feuille devait être de la dimension d’une piscine olympique.
— Qu’est-ce que c’est ? réfléchit Tobias tout haut.
Ambre se pencha pour mieux voir et répondit :
— On dirait un globe lumineux, comme un plafonnier.
— Peut-être qu’en tirant dessus, il y aurait moyen de le décrocher. Je me demande s’il fonctionnerait encore au sol.
Tobias attrapa son arc et encocha une flèche. Matt lui fit signe d’attendre :
— Il y a quelque chose là-haut, on dirait que ton plafonnier est relié à… une sorte de perche.
Matt saisit une bûche et la lança dans la clairière, juste sous le globe.
Aussitôt les épais buissons en face du trio s’écartèrent et une vaste gueule pleine de crocs luisants surgit, surmontée de gros yeux noirs.
Un monstre dont chaque croc était aussi grand que Matt.